Je suis un âne, tu es un âne!


Parfois mon âme s’évade, dans un entre-deux-mondes dont personne ne voit ni la suite, ni la finitude. Un monde dans lequel mon regard interrogatif et attristé ne peut s’empêcher d’y voir une décadence profonde. Un monde dans lequel un grand nombre d’entre nous recherche l’approbation de l’autre dans tout ce qu’il entreprend, et qui en même temps souhaite vivre de manière complètement indépendante, sans se soucier de l’autre. Un monde dans lequel on aime bien écouter l’autre, pour soulager sa propre conscience, et en même temps sans s’en préoccuper vraiment. Un monde dans lequel on pense être bien informé grâce aux multiples sources d’informations instantanées, et en même temps où on s’intéresse à rien sauf à sa petite personne. Un monde où le bonheur individuel de l’apparence prime par rapport à son propre intérieur. Un monde dans lequel on pense communiquer grâce aux réseaux sociaux en étalant un bonheur de façade, alors qu’en réalité l’être crie sa douleur. Un monde dans lequel le temps n’a plus d’emprise, où l’on cultive l’activité à outrance pour paraître dynamique, et en même temps un monde où chacun rêve d’avoir davantage de temps à soi. Un monde où le culte de la beauté du corps prend un essor phénoménal via les salles de gym, alors qu’en même temps l’intérieur crie d’en être réduit à boucler son ressenti. Un monde dans lequel on dit se soucier de l’avenir des enfants, alors qu’en même temps on entreprend absolument tout ce qui est possible pour leur expliquer qu’on n’a pas de temps pour eux.

Je suis un âne, tu es un âne. C’est le théologien Anthony De Mello qui écrivait cela il y a très longtemps dans son livre « Quand la conscience s’éveille ». Nous sommes des endormis qui pensons pourtant être éveillés. Nous sommes des ânes qui suivons le mouvement sans réfléchir. Nous sommes des ânes qui, en raison de notre étourdissement et notre éblouissement, pensons qu’en étant connectés 24h/24 nous parviendrons à trouver la paix de l’âme en nous sentant moins seul. Nous sommes ces parents inconscients qui, en pensant certainement bien faire, choisissons d’abrutir nos enfants lorsqu’ils s’ennuient où qu’ils nous empêchent de « faire » en les occupant devant un écran, avec bien entendu la louable intention de les divertir de manière intelligente. Nous sommes des ânes qui poursuivent cette marche endormie vers l’inconscience, l’absence de compassion, et en maintenant la violence nourrie par notre propre vide émotionnel comme carburant quotidien.

Are You Lost In The World Like Me?

Are You Lost In The World Like Me est la dernière chanson écrite par l’activiste éclairé qu’est Moby. A ma manière et bien modestement, je me joins par ces lignes au clip qui vient de sortir que j’encourage à visionner. Un regard froid et noir sur la société dont personne ne semble vouloir prendre conscience. Un regard lucide qui contredit la pub, les messages d’espoir ironiques des politiques, un regard qui bousille le progrès technique représenté par les charlatans de rêve connecté. Un regard puissant sur la face extérieure joviale de personnes, partagée au monde entier, alors que l’intérieur reste le berceau de la solitude, de la perdition et d’une tristesse abyssale. Un regard qui invite tout un chacun à prendre conscience de ce qu’il fait, des valeurs qu’il véhicule, de l’usurpation que chacun fait de son propre isolement.

Les dernières études de connectivité nous prédisent un frigo connecté pour 2036. Un frigo qui sera à même, lorsqu’il aura détecté votre régime alimentaire, de commander automatiquement à votre place votre steack afin de remplacer celui que vous venez d’engloutir. Que laisserons-nous à nos enfants? Quelles sont les valeurs que nous, ânes soi-disant éclairés, soi-disant bien informés mais endormis, pensons-nous laisser à nos enfants? Ces questions pourraient nous interpeler, le temps de visionner le clip de Moby. Mais ensuite, la course en avant reprendra de plus belle car nous ne prendrons le temps de l’introspection. Nous préférons milles fois poster des photos stupides sur Bookface et envoyer à notre groupe Whatsapp notre dernier selfie qui exprime un sourire éclatant pour démontrer que nous, oui nous, nous parvenons à vivre heureux. Les personnes qui sont véritablement heureuses, et il y en a, ne ressentent pas le besoin de partager leur bonheur en postant des vidéos intéressantes démontrant l’habileté de son enfant à écrire son prénom. Les gens qui sont heureux, même ceux qui paraissent austères de prime abord et qui sont souvent jalousés, ne ressentent pas le besoin de partager leur bonheur. Ils vivent souvent en marge de la société, se font discrets, et orientent leurs journées de manière à nourrir leur intérieur et à prendre soin discrètement de chaque être vivant, chaque chose, en respectant tout ce qu’ils touchent.

Les ânes que nous sommes, idiots et aveugles, souvent concentrés sur notre propre personne, sommes la génération aveugle. Aveuglés par la réussite, le bonheur individuel et un soi-disant épanouissement personnel, nous sommes en train de formater nos enfants à devenir les révolutionnaires de demain. Nos enfants sont les ânes féroces de demain. Et à la différence de nous, ils seront animés par une terrible révolte intérieure de constater que leurs parents ont posté durant des années des photos d’eux tout nus sur internet, ou en train de manger une crème glacée, alors qu’ils ne rêvaient que d’une chose: qu’on leur témoigne de la présence.

Je n’ai pas la prétention par ces lignes de dire ce qu’il faudrait faire. Notre génération fait tout de travers et tout comme vous, je suis un âne. Le seul moyen d’arriver à véhiculer quelque chose de positif, de laisser un héritage à ses enfants, c’est d’être conscient des valeurs qu’on leur laisse. Mais pour le moment, certainement en justifiant notre manque de temps, nous préférons courageusement leur transmettre le panier d’idioties dans lequel nous refusons de mettre de l’ordre. Anthony De Mello ne cesse de l’écrire dans ses ouvrages: réveillez-vous! Mais par définition un âne n’est pas associé à l’image d’un animal éveillé, et je suis sûr, nous avons beaucoup mieux à faire que de penser à autrui, à ce que nous laissons à l’autre. Nous préférons consulter les dernières nouvelles terribles du monde et nous occuper à être connectés. Comme ça au moins, on a l’impression d’être vivant et surtout, mais alors surtout, de se sentir moins seul.


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